Le jour du départ est arrivé.
C’est étrange comme l’instant qu’on a tant attendu peut soudain se charger d’un poids inattendu. Je devrais être léger, enthousiaste, prêt à enfourcher le vélo et filer vers l’horizon. Et pourtant, quelque chose se serre à l’intérieur.
Il y a cette part de tristesse — discrète mais tenace — d’un homme qui s’en va sans avoir fini tout ce qu’il voulait parfaire. Le gîte que j’aurais voulu plus beau encore, plus accueillant; l’atelier qu’il aurait fallu ranger, le local matériel que j’imaginais enfin organisé. Autant de petits détails laissés en suspens, comme des phrases restées sans point final.
Mais la vie, elle, n’attend pas que tout soit bien rangé.
Quitter ce qui me définit
Je laisse derrière moi mon lit — mon lit adoré, choisi, apprivoisé, refuge de mes nuits paisibles. Ce lit réparateur, témoin silencieux de mes sommeils pleins et de mes réveils calmes. Et plus encore, je quitte une vie bien établie. Ici, je suis Raphaël : le gérant du gîte Le Pré Charville, le moniteur d’escalade, le mari de Roxane, le père de Tom et Juliette. Un homme avec une place, un rôle, un ancrage.
Depuis des jours, je dis au revoir à tout ce qui compose ce décor familier : mes élèves, mes voisins, amis du quotidien, mes amis musiciens, ces visages que je croise sans y penser et qui, soudain, me manquent déjà.
Les membres du Club Alpin d’Aix-les-Bains, eux aussi, sont de ceux qui tissent la trame de mes semaines. Depuis quatre ans, ils sont là, présents, constants. Et voilà qu’en partant, je mesure combien ces relations, à force d’être ordinaires, sont devenues précieuses.
Ce qui disparaît
Bien sûr, j’ai ma famille, mes amis de longue date, ceux que je rejoins par messages ou appels. Eux, je continuerai à les voir à travers l’écran — le lien restera. Mais c’est ce socle du quotidien, cette toile fine de rencontres, de gestes, de regards familiers, qui s’efface pour un temps. Pendant six mois, ma vie changera d’échelle. Je n’aurai plus ces repères-là : le thé du matin chez Bartoche, la poignée de main d’un client, la falaise que je connais par cœur.
Ce n’est pas la première fois que je pars pour un grand voyage. Mais le dernier, j’avais vingt ans.
À cet âge-là, on part sans se retourner.
Aujourd’hui, je pars en sachant ce que je quitte.
Les voyages forment la vieillesse
On dit souvent que les voyages forment la jeunesse. C’est vrai. Mais peut-être forment-ils aussi la vieillesse — ou du moins, cette partie de nous qui comprend enfin que chaque départ contient un deuil, et chaque retour une renaissance.
Je ne pars pas pour fuir. Je pars pour apprendre à nouveau, autrement.
Pour me laisser bousculer, pour offrir à mes enfants cette autre école du monde : celle des routes, des visages inconnus, des langues étrangères, du vent sur les joues.
Le jour du départ est arrivé.
Et s’il y a un peu de tristesse, il y a surtout cette gratitude immense : celle d’avoir quelque chose à quitter, et quelqu’un avec qui partir.
Raphaël


